Cela s'est passé il y a trois semaines. Et je vous jure sur la tête du cheval préféré de mon grand-père que ce que je vais vous raconter est vrai. Et vous allez voir la fin : c'est à mourir de rire !
Le cheval préféré de mon frère à défaut de celui de mon grand-père
En arrivant dans la "salle d'attente" j'ai bien remarqué une petite femme que j'ai crue antillaise à la couleur de la couche souriante mais superficielle de la peau de son visage. Par ce jour de froid sibérien elle portait un joli manteau beige clair et une sorte de béret de couleur vive. Cela lui conférait une certaine élégance à laquelle « mes pauvres » ne m'ont pas habitué. Gentille, elle a laissé passer son tour pour une jeune femme avec un bébé. Conduite tout à fait remarquable à Paris, ville où qu'elle que soit la nature de la place - ou de l'espace - que vous occupez, elle est essentielle à votre survie. Et je ne fais pas là allusion seulement au contexte automobilistique qui nous vaut quelques meurtres chaque année ; ou même métropolitain dans lequel la femme enceinte se doit de s'aguerrir en tenant, au besoin jusqu'à la perte de connaissance, seule la position debout, y compris naturellement en présence de ses consoeurs. Avez-vous remarqué que nos jeunes femmes grosses sont plus résistantes aux chocs que naguère nos épouses, nos mères, et peut-être même que certaines de nos grand-mères ?
Moi j'vous l'dis, la femme urbaine enceinte d'aujourd'hui, c'est du costaud !
Arrive le tour de mamie.
Ma mamie monte avec moi.
Jusqu'au bureau.
Car à la Maison des Associations, c'est l'homme qui monte le premier dans l'escalier et la femme qui suit. C'est comme ça de toute éternité. Et je respecte toujours les traditions. Certains grands hommes n'ont-ils pas affirmé par expérience que le meilleur moment c'est quand ils montent l'escalier ?
Et commence une aventure pleine de rebondissements.
Avec le ton « médical » que j'affecte en début d'entretien je lance l'habituel : « Que puis-je faire pour vous rendre service chère Mâdââme ? ». Et là ça se complique d'entrée de jeu car la dame se lance dans un dialecte inconnu, parle beaucoup, très fort et tout le temps. Je tends une oreille pour comprendre : rien, je ne comprends rien. Elle agite des courriers devant mes yeux écarquillés et conclut en exigeant furieusement que j'écrive une lettre.
Hou la la la la la....
Je suis désespéré et un sentiment d'incompétence m'assaille. J'ai atteint la limite de mes
capacités, c'est simple, c'est clair comme une épée de Damoclès qui vient de tomber : je suis impuissant. J'avoue au bout d'un long moment à haute voix, un honteux : « Madame, je
suis désolé mais je ne peux pas écrire de lettre parce que je ne comprends pas ce que vous me dîtes ».
C'était comme si j'avais mis un euro dans le manchot. C'est reparti pour un tour dans un mélange de français et d'autre chose. Incompréhensible.
En tendant la seconde oreille je commence à faire mon enquête. En haut à gauche du courrier qu'elle me tend figure son nom : 16 lettres, et son prénom : 11 lettres. Je la regarde avec le sourire satisfait de l'Inspecteur Maigret des Illettrés qui vient de trouver un indice. Et j'ai la présence d'esprit de prononcer très lentement : « Madagascar ! vous êtes d'origine malgache ? ».
Oui qu'elle me fait dans son langage. Elle est petite mais si elle avait pu sauter au plafond elle l'aurait fait. Et moi aussi. Nous avions réussi à communiquer et à nous comprendre pour la première fois.
Je me sentais un peu mieux. Et pendant qu'elle entamait son troisième tour de piste avec la même détermination, je me mis à étudier attentivement ses documents. Avec ma Troisième Oreille - celle de Theodor Reik (pour les experts)...- j'ai fini par me rendre compte qu'elle considérait son mari comme un escroc, un sinistre malandrin qui semble la séquestrer et la terroriser, un voleur et un assassin potentiel qui mettrait volontiers fin à ses jours à elle...Comme en atteste à l'évidence les relevés de compte bancaire qu'elle brandit sous mon nez. Mais qui datent de 2005...
Hou la la la la la....
Et ça fait bien une heure que nous passons ainsi agéablement le temps, que je n'ai pas avancé d'un iota dans cette affaire, ma mamie toujours aussi agitée, et que je ne sais comment mettre fin d'une manière positive à cet entretien.
En cinq ans c'est la première fois que je suis dans une mauvaise passe. Je suis mal ; je comprends très bien qu'il y a une vraie souffrance, et je ne veux pas la mettre à la porte.
Il y a certainement un dieu pour les écrivains publics en perdition, et là il a eu pitié de moi et il est intervenu avec une efficacité immédiate pour m'inspirer. Alors j'ai exigé que mamie m'écoute, ce qu'elle a compris et qu'elle a fait de toutes ses oreilles sourdes.
Et je lui ai dit avec les mains et la bouche : « de-main à deux heures à la
mai-rie ». Elle a compris, elle a resauté au plafond. J'ai répété plusieurs fois très fort.
Et elle a plié ses gaules.
Ouf ! J'avais gagné une bataille mais pas la guerre ; et la guerre ça peut durer un moment. Voici la suite mesdames, mesdemoiselles, messieurs.
Lendemain donc, à deux heures pétantes, j'attendais devant la Mairie, et je la vois qui vient vers moi pleine d'enthousiasme. Elle était si contente de me revoir que ça m'a touché et que, passant outre un code déontholigique non dit mais néanmoins rigoureux, je lui ai fait la bise. A c't'enmerdeuse.
Entre temps le matin, j'avais contacté les services sociaux de la Mairie qui m'ont précisé qu'elle relevait, d'un autre secteur ,et d'un autre service social situé près de la Place des Fêtes.
Et nous voilà tous les deux dans le bus. Elle était contente, moi non plus ; quoique
bien ensemble. Nous faisons le tour de la Place des Fêtes d'un pas alerte. Je suis épaté par la forme physique de la mamie - quelle énergie ! -. Je trouve le service, nous entrons,
j'explique la situation avec le sens de la synthèse qui me caractérise. Alors mamie prend son affaire en mains, se lance dans son quatrième tour de piste avec une assistante sociale,
obtient son rendez-vous sans peine.
Et le personnel d'accueil me dit...accrochez-vous bien :
« Monsieur, ne vous faîtes de souci pour cette dame, nous la connaissons très bien. Ce que vous avez fait c'est bien. »
Et là, mamie se casse sans m'attendre ! Je la rattrappe sur le trottoir. Elle est toute contente, on se serre la main, elle me montre un immeuble en face et elle me fait comprendre avec un grand sourire « c'est là que j'habite ! »....
Tout ça pour ça ! J'ai rien compris, mais rien de chez rien. Mais mamie et moi on a eu une belle aventure et elle avait l'air tellement heureuse en rentrant chez elle. Et puis c'est pas tous les jours qu'on rencontre une malgache sourde qui parle pas français.
De son pas alerte, je l'ai vue s'éloigner. J'avais l'air con, mais content !
Quelques jours plus tard j'ai reçu un haïtien. J'étais fou de joie en sortant du bureau. Non seulement il était tout heureux que j'aie identifié sa véritable origine, mais surtout, j'ai découvert que je parle l'haïtien couramment.
Et ça m'a comme ôté une épine du pied...
Plume Solidaire
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