Hommage à Maurice Arnoult
Lire l'article et voir la vidéo : L'école Tafanel (1) : Adieu au bottier de Belleville, écrivain public à ses heures Illettrisme
Ils sont très gentils avec moi et sont très reconnaissants des petits services que je leur rends.
Non seulement je les aide pour leur correspondance
mais je conseille les mères pour le choix d’une école.
Chapitre 26 – Les Colombiens
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Moi, Maurice bottier à Belleville – Histoire d’une vie
– Préface de Alain Seksig -
Editions L’Harmattan
Extraits
Chapitre 4
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Un jour, Monsieur Talbottier me prend à part : « Dis donc, Maurice, j’ai l’impression que tu peines à comprendre ce que je te donne à lire. Et pourtant, quel âge as-tu ? ». Je me suis senti rougir jusqu’au trognon. (…) « Eh bien, mon garçon, tu ne peux pas rester comme ça. Descends au deuxième étage, et demande de ma part Pascal Tricone, le monteur. Lui et son frère ont débarqué de Naples il y a quelques années sans savoir un mot de français. Maintenant, ils le parlent comme toi et moi, ou presque. Et ils le lisent et l’écrivent. Quand j’embauche des étrangers, grecs, arméniens, italiens, je leur dis à tous : allez voir Tricone, il vous dira ce qu’il faut faire pour apprendre le français. Alors pourquoi pas toi ? »
J’avais beau vivre dans mon petit monde entre l’hôtel de la Poste, le Faubourg du Temple et le Canal Saint Martín, et connaître par cœur toutes les rues et les magasins du quartier, j’étais gêné de ne savoir ni lire ni écrire.
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Quand je recevais une lettre de ma grand-mère de Bagneaux, (...) il fallait que je demande à Duberka de me la lire. Par contre, côté chiffres je me débrouillais. Je déchiffrais les notes de restaurant et aussi ma paie. Mai au fond de moi-même j’étais honteux d’être ignorant. (…)
« Ecoute-moi, Maurice » m’a dit Pascal, « tu connais Tafanel, le grand café au coin de la rue Rébeval et de la rue Lauzin. Je t’y donne rendez-vous demain soir à six heures devant la grande porte ».
Tafanel était connu dans tout le quartier pour ses billards où s’affrontaient, après le turbin, les ouvriers bottiers de Belleville. J’y avais été une ou deux fois assister à des parties sacrément disputées. Aujourd’hui le coin a disparu, remplacé par ces grands immeubles qui ont poussé partout comme des champignons.
Ce que je ne savais pas c’est que Tafanel était aussi fréquenté par des étudiants du Quartier Latin qui avaient découvert que les restaurants et les hôtels de Belleville étaient de loin les moins chers de Paris et que, derrière les billards, il y a avait deux arrière-salles où on discutait jusqu'à la fermeture. Certains de ces étudiants voulaient devenir professeurs et, pour se faire la main, s’amusaient à donner des leçons de français aux étrangers qui en avaient besoin pour trouver du travail.
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(…)
Le premier professeur à qui Pascal m’a présenté est un étudiant en philosophie de la Sorbonneu du nom d’Edouard Frey. C’est lui qui va m’apprendre l’écriture et la lecture.
Le premier jour, sur une feuille de papier, il trace une ligne au crayon, dessine un A et me demande d’en faire autant (…). Je n’oublierai jamais la première phrase que j’ai su déchiffrer : PAPA A BATTU MAMAN. J’étais trop jeune à l’époque pour comprendre que derrière ces quatre mots se cachait de la dialectique anarchiste.
Trois mois passent, et je commence à savoir lire et écrire. Edouard est content de mes progrès, mais il n’arrive pas à me débarrasser de mon accent du Gâtinais. Aussi a-t il l’idée de m’emmener écouter quelqu’un parler un beau français. C’est ainsi que je vais faire la connaissance de Charles-Auguste Bontemps, un orateur populaire qui connaîtra une certaine notoriété entre les deux guerres.
Bontemps donne des conférences à La Bellevilloise au 23 de la rue Boyer à Ménilmontant. (…) Je suis loin de tout comprendre mais les phrases de l’orateur claquent comme des drapeaux dans le vent (...) Tout en évitant de devenir le compagnon de marche d’un parti, il restera l’éternel défenseur des oubliés de la société. Mort à quatre-vint-huit ans en 1981, il laissera le souvenir d’un grand tribun plus que celui d’un penseur profond.
La période des examens approchant, Frey n’a plus beaucoup de temps à me consacrer. Aussi va-t-il me confier à deux messieurs (…) que j’avais remarqués, toujours assis à la même table, faisant d’interminables parties de cartes. Bientôt nous allons devenir inséparables. Le plus grand est Henri Champenois. Né de mère et de mère inconnus, pupille de l’Assistance Publique, il faillit être prêtre avant de devenir professeur dans différentes écoles paroissiales. Il portait toujours les Palmes académiques à son veston. Quand je l’ai connu, il travaillait dans un obscur bureau à la Préfecture de Police. Ne plus avoir de devoirs à corriger lui manque, aussi va-t-il accepter, avec son ami le docteur B., de s’occuper de moi.
B. a mené pendant dix ans une existence paisible dans une petite ville du Cher. Décoré de la médaille des Epidémies pour avoir risqué sa vie en soignant des malades de la diphtérie en un temps où le vaccin n’existait pas encore, il a du quitter sa pratique à la suite d’une sombre histoire avec la femme du pharmacien.
Avec monsieur Champenois, j’ai l’impression d’être dans une vraie école avec trois matières au programme : lecture, écriture, calcul. (…) Dans le même temps, le docteur B. m’initie aux sciences de l’homme et de la nature : physique, chimie, et de solides connaissances de médecine. Je n’ai jamais oublié les leçons du docteur B. Non seulement elles m’ont permis de soulager certaines souffrances autour de moi mais de m’échapper des camps de prisonniers en 1941.
Au bout d’un an, mes maîtres me disent que j’ai atteint le niveau du brevet que l’on passe à la fin de la troisième dans les lycées. Je lis de vrais livres (…)
Champenois remarque que les idées abstraites ne me font pas peur. Il décide de m’intéresser à la grande philosophie, et me fait découvrir Descartes, Kant, Hegel, Marx, Bergson. Parmi les théosophes allemands du XVIIème siècle, je rencontre avec émotion Jacob Boëhme, qui, lui aussi, a commencé sa vie comme cordonnier.
Champenois, qui a gardé des amis parmi les professeurs de la Sorbonne, décide de me préparer à un des certificats qui composent la licence de philosophie, celui de philosophie générale (…) Le jour de l’examen il obtient la question posée aux étudiants « officiels ». Elle vient en droite ligne des soirées à La Bellevilloise : « Quelle idée les philosophes matérialistes se font-ils de Dieu ? Vous l’opposerez à celles des pensées spiritualistes. Y a-t-il une unité de doctrine entre ces deux écoles ? » Champenois glisse ma copie dans la liasse des dissertations que corrige un des ses amis et je suis reçu (fictivement) quarantième sur quatre vingt.
A l’annonce des résultats mes deux professeurs m’ont emmené faire un fameux gueuleton dans l’un des bons restaurants du quartier. Je pense que c’est de ce jour qu’est née une légende qui disait : « Vous savez, Maurice Arnoult, le bottier rue de Belleville, il est licencié de philosophie ». Ce que j’ai toujours démenti.
Au début des années trente, l’atmosphère chez Tafanel a bien changé et mes deux professeurs ne s’y plaisent plus autant qu’avant. Je vais les présenter à mon frère René (…) qui tient une grande brasserie (…) en bas de la Butte aux Cailles. C’est là que, dorénavant, ils feront leurs interminables parties de piquet.
Pour moi (…) il n’est pas question que je quitte Belleville (…) maintenant que je sais lire, et que je peux me promener dans Paris en suivant un plan.
(…) Dès qu’il fait beau je pends mes bouquins et mes cahiers et je m’installe dans un champ au bout de la rue du Transvaal et de la rue des Envierges, avec une vue formidable sur tout Paris.