Excellent article sur le site La Vie des
Idées qui recense une étude intitulée Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l'immigration, Paris, Raison
d'Agir, 2008, 128 p.
Il se trouve que j'ai fait cette expérience à deux reprises depuis un an, d'accompagner Monsieur K à ses
convocations à la Préfecture de Police de Paris. Et de m'asseoir à côté des personnes qui attendent d'être appelées à ce guichet magique quand il leur accorde sur place un titre de
séjour, ou couperet quand il lui est refusé.
La première fois que nous y sommes allés, c'est une jeune femme timide qui était manifestement mal à l'aise dans cette fonction qui
nous a accueillie ; et la seconde au contraire ce fut une fonctionnaire peu avenante et singulièrement aguerrie dans ses fonctions qui refusa l'attribution du titre de
séjour.
Toutefois les décisions concernant Monsieur K étaient toujours prises par un autre fonctionnaire dans un bureau dissimulé à la vue du public.
Cette étude est très édifiante car elle révèle que les décisions d'accorder ou de refuser un titre de séjour ne sont pas prises
comme le citoyen ordinaire pourrait le penser, par des cadres fonctionnaires réunis en commission sous les lambris dorés d'un salon de la République. Fonctionnaires qui étudieraient
les dossiers en toute conscience de leurs responsabilités, et des conséquences de leurs décisions sur la vie des étrangers.
Mais lisez plutôt la suite...
Plume Solidaire
Des fonctionnaires au service de l'ordre national
par Anton Perdoncin [15-12-2008]
Passons de l'autre côté du guichet. Entrons dans ces lieux où sont mis en
pratique la politique de l'immigration. Telle est l'invitation que nous lance Alexis Spire, gageant qu'un tel voyage nous permettra de mieux saisir les enjeux des récentes modifications de la
législation sur l'immigration.
Alexis Spire nous fait passer derrière le guichet. Dans le monde des fonctionnaires de l'immigration, ces « agents
du maintien de l'ordre national », petites mains du contrôle et de la répression de l'immigration. Basé sur un ensemble d'enquêtes menées par l'auteur dans des services [1] chargés de la mise en œuvre de la politique
migratoire gouvernementale, cet ouvrage analyse les modalités de la gestion administrative de l'immigration : quels sont les agents en charge du
contrôle et de la répression de l'immigration et quel est leur statut ; comment incorporent-ils une idéologie « du métier » qui contribue à l'établissement d'un régime de suspicion
généralisé à l'égard des étrangers ; comment prennent-ils les décisions d'attribution et de refus d'octroi de titre de séjour ; en quoi leur travail est-il caractéristique de la
diffusion plus générale d'une « politique du chiffre », symbole de cette « modernisation de l'État » promue par les dirigeants politiques ?
Accueillir ou reconduire
s'adresse peut-être moins à des sociologues spécialistes des questions de politiques migratoires et d'immigration
qu'à un public
plus large de citoyens [2] qui y trouveront des arguments rigoureux et pertinents pour alimenter leur réflexion voire leur activité militante.
La question que pose Alexis Spire est la suivante : comment des gouvernements qui mettent en œuvre une politique répressive de l'immigration sans précédent parviennent-ils à ne pas
contrevenir aux normes du droit international sur la protection des demandeurs d'asile et, plus généralement, des libertés publiques. Réponse : par la délégation de la mission de répression
à des fonctionnaires de l'immigration.
Cette spirale répressive place les responsables politiques qui l'ont engagée face à une série de contradictions : comment exiger toujours plus de résultats
en matière de lutte contre l'immigration irrégulière, tout en se déclarant fidèle aux normes établies par le droit international ? Comment préconiser une baisse des demandes d'asile,
stigmatisées comme "immigration subie", tout en restant signataire de la convention de Genève ? Comment restreindre de façon drastique l'immigration familiale sans remettre en cause le
principe du droit à mener une vie familiale normale, inscrit dans la convention européenne des droits de l'homme ? Pour résoudre ces contradictions, les gouvernements successifs
ont construit une politique en trompe-l'œil : d'un côté ils adoptent des lois répressives qui respectent en apparence les droits fondamentaux mais, de l'autre, ils délèguent aux fractions
subalternes de l'Administration le soin de rendre ces droits inopérants. C'est ce qu'on pourrait appeler la "politique
des guichets". (p. 8)
Cette « politique des guichets » permet une extension du pouvoir discrétionnaire à des échelons inférieurs et
dominés du corps administratif à qui le législateur confie l'appréciation de la validité de la requête posée par l'étranger. La « logique du
flou » prévalant dans la rédaction des textes de loi et des directives ministérielles laisse une marge d'interprétation non négligeable aux fonctionnaires auprès desquels Alexis Spire est
allé enquêter. [3]
Des agents déclassés et relégués
Les fonctionnaires de l'immigration sont des « dominants dominés » dans le champ bureaucratique, le déclassement des étrangers contribuant à leur propre
déclassement. Alexis Spire relève de nombreux signes de cette relégation : vétusté des locaux, manque d'équipement, conditions de travail pénibles sont le lot quotidien de ces
fonctionnaires. Les services chargés de l'accueil des immigrés sont, en outre, à l'écart des autres services administratifs, séparation expliquée selon les agents par la « saleté » des usagers. Cette association entre saleté et immigration, topos récurrent du discours sur l'immigration, « renvoie aussi à la
transgression d'un ordre national établi : à l'instar de la place qu'elle occupe dans les sociétés primitives, la « souillure » que représente
l'étranger illégal symbolise une offense à un code moral et justifie que son traitement soit confiné dans un espace de relégation. » (p. 17)
Hormis ces signes extérieurs de relégation, le statut de dominés des agents chargés du contrôle de l'immigration est aussi visible dans les caractéristiques sociales des agents, et leur statut
professionnel : on y trouve plus de personnels issus des départements d'Outre-mer ou de l'immigration ; les femmes, majoritaires ici comme dans d'autres administrations, accèdent plus aisément à des postes de responsabilité désertés par les
hommes ; un recours massif et constant est fait à des vacataires pour pallier le manque d'effectifs.
Cette situation de relégation contribue à définir une division des tâches administratives qui sépare fonctions d'accueil et fonctions de traitement des
dossiers (octroyer ou ne pas octroyer le titre de séjour). Le degré de prestige et de désirabilité des postes est inverse au degré de contact entre agents et immigrés :
plus les agents sont « proches » des usagers, plus leur travail est considéré comme « sale », « dégradant », « inintéressant ». Alexis Spire donne l'exemple de la borne « Eurodac », machine qui enregistre les empreintes digitales des demandeurs d'asile et
dont le fonctionnement implique donc un contact direct avec le corps de l'étranger, qui a été rebaptisée par les agents « Eurocrade ». Les postes les
plus valorisés sont ainsi les postes de décision et de traitement des dossiers, à l'écart de tout contact avec les étrangers. Cette séparation et parcellisation des tâches a pour
fonction une dépersonnalisation du travail et une déresponsabilisation des agents de la chaîne bureaucratique.
La contrepartie de cette situation de relégation est une plus grande autonomie décisionnelle fondée sur la variabilité des interprétations des
directives. Les dernières législations sont en effet caractérisées par leur imprécision (par exemple le critère de « réelle volonté d'intégration des familles » dans une
circulaire du ministère de l'Intérieur en 2006). Face au « flou juridique », c'est l'agent qui doit trancher, bien souvent au détriment du
demandeur. Le pouvoir d'interprétation est tel qu'il donne lieu à une variabilité considérable dans l'application des directives d'un service ou d'un
département à l'autre (Alexis Spire analyse à ce sujet la délivrance de carte de séjour pour les étudiants).
Les ressorts de l'adhésion à l'ordre national
Mais comment ces fonctionnaires que rien ne prédispose a priori à des attitudes répressives parviennent-ils à endosser le rôle de « gardien de l'ordre national » ?
L'entrée dans la carrière de fonctionnaire de l'immigration ne répond pas, dans la quasi-totalité des cas, à une vocation. Toutefois, ce corps est marqué par une
cohésion idéologique très forte, dont Alexis Spire tâche d'expliquer les modalités de formation.
Une croyance fondamentale commune unit les agents des services consulaires, des guichets de Préfecture et du ministère du Travail
: ils travaillent au nom de l'intérêt national, représentent l'État et sont investis d'une mission de maintien de l'ordre. La notion d'« ordre » revêt ici plusieurs dimensions : « ordre public »
(lutter contre toute forme de fraude), « ordre moral » (lutter contre ces étrangers qui « abusent » du système social français et
le menacent), « ordre économique » (sélectionner les étrangers « utiles » au marché du travail, refouler les
« indésirables »). C'est la conjonction de ces trois impératifs qu'Alexis Spire nomme « ordre national ».
L'incorporation et l'appropriation de cette idéologie passe, principalement, par trois processus. Tout d'abord, l'apprentissage sur le tas favorise la
transmission et l'apprentissage de normes implicites et d'automatismes corporels et mentaux disjoints des normes juridiques. Les fonctionnaires ne recevant pas de formation spécifique, apprennent
essentiellement par mimétisme les attitudes nécessaires à la gestion quotidienne des conflits et autres difficultés du métier. En outre, les
fonctionnaires ne pouvant se référer à aucune règle juridique écrite fondent leur conduite sur des routines bureaucratique, c'est-à-dire des
normes édictées par les collègues les plus anciens dans le service et les chefs de bureau (fonctionnaires intermédiaires). De telles modalités
d'apprentissage ne sont, d'après Alexis Spire, pas triviales :
La diffusion de telles normes restrictives s'inscrit dans un mouvement plus général de précarisation des conditions de séjour des étrangers. Le
bénéfice d'un statut stable, matérialisé par la carte de résident de dix ans, est désormais systématiquement reporté dans le temps et soumis au pouvoir discrétionnaire des agents de préfecture, qui préfèrent délivrer des cartes temporaires. [...] Ce primat du provisoire est un moyen de rappeler à
l'étranger qu'il n'est pas un sujet de droit et de mettre à l'épreuve sa volonté de se maintenir sur le territoire. (p. 46)
La cohésion des agents est en outre renforcée par une identification collective à un « nous » opposé au « eux » des étrangers.
« Nous » représente « les Français », « les fonctionnaires », « les bons citoyens » ; « eux » représente « les étrangers »,
« les profiteurs », etc.
Enfin, les agents doivent adhérer à une « croisade morale », visant à déceler les fraudeurs potentiels et les « faux » demandeurs.
Alexis Spire détaille la manière dont la « menace » représentée par les étrangers a changé de nature au cours des trente dernières années. On est passé d'une volonté de contrôle de
l'étranger comme potentiellement « subversif » à une thématique de la lutte contre la fraude et pour la défense du modèle social français. Le
« faux touriste » de la fin des années 1970 laisse la place au « faux réfugié » des années 1980 puis au « faux demandeur d'asile ». Lutte contre l'immigration
irrégulière devient ainsi synonyme de défense de l'identité nationale et du « modèle français ». Un régime de suspicion généralisé s'instaure
qui n'est pas sans rappeler la manière dont sont traités les bénéficiaires de prestations sociales et autres « assistés », stigmatisés par le discours politique et médiatique, toujours
suspectés d'usurper des droits sociaux qui leur sont « chèrement consentis » par la collectivité nationale.
Le tableau serait toutefois trop manichéen et univoque si Alexis Spire ne s'attachait pas à décrire les différences entre trois catégories de
fonctionnaires qui n'entretiennent pas le même rapport aux étrangers ni n'appliquent les règlements de manière identique. Les « entrepreneurs de
morale » sont ceux qui adhèrent le plus fortement aux normes du maintien de l'ordre national. Caractérisés par un très fort loyalisme entre l'institution, ils ont très souvent une
grande ancienneté dans le même service, ce qui fait d'eux des « formateurs » pour les nouvelles recrues. Ils conçoivent leur mission comme une croisade de moralisation de l'immigration
et consentent pleinement aux conditions de travail et aux modalités de la lutte contre les « clandestins ». Les « réfractaires » appliquent les instructions qui leur sont
transmises par leurs chefs mais refusent d'adhérer à la croisade morale des « entrepreneurs ». Ils évoquent leur entrée dans l'administration des étrangers comme une « erreur
d'aiguillage » ou un « accident de parcours ». Après quelques années, les plus réfractaires demandent à être mutés dans un autre service, les autres finissent par endosser le rôle
d'agent du maintien de l'ordre national et à rejoindre les rangs des « pragmatiques ». Ce dernier type de fonctionnaire se caractérise par une forme d'indifférence à l'égard des normes
et valeurs de la profession. Ils font leur travail consciencieusement mais sans cœur et appliquent le règlement de façon dépassionnée. [
4]
Une politique du chiffre
La généralisation d'objectifs chiffrés tend à faire pencher la balance en faveur des « pragmatiques » et des « entrepreneurs de morale », les « réfractaires » étant
stigmatisés comme ceux qui ralentissent le travail et ne « jouent pas le jeu » [
5].
Alexis Spire rappelle que « depuis 2003, la fixation d'un nombre annuel de reconduites à la frontière a permis au gouvernement de politiser davantage la répression de l'immigration illégale,
en faisant d'une pratique bureaucratique un objectif politique. » (p. 91) Cette « politique du chiffre » a été à l'origine d'une
forte augmentation du nombre de tâches à effectuer par les agents, à effectif égal. On assiste ainsi à une standardisation des procédures et à une
rationalisation des tâches de type taylorienne.
Officiellement introduite pour réduire les délais, cette politique du chiffre influe sur la nature des décisions prises. Elle n'a fait l'objet d'aucune
instruction écrite mais se retrouve dans toutes les administrations chargées du traitement de l'immigration. [...] Les sanctions auxquelles s'exposent celles et ceux qui
n'atteindraient pas leur "chiffre" [nombre de dossier à traiter par jour] varient d'un service à l'autre. [...] Ce système de sanctions incite à privilégier les
dossiers "faciles" afin d'atteindre plus rapidement le "chiffre" et de terminer plus tôt la journée de travail. (p. 95)
Certains types de dossier sont ainsi privilégiés, comme les demandes de renouvellement
au détriment des premières demandes de titre de séjour ;
certaines nationalités sont aussi privilégiées (les Chinois sont réputés plus
« rapides » à traiter car remplissant de façon impeccable leurs dossiers).
Le secteur où cette politique du chiffre est à la fois la plus intense et la plus spectaculaire est celui des reconduites à la frontière. Cette politique ne
découle d'aucune directive écrite, mais seulement d'instructions orales visant à mettre les préfectures en concurrence les unes avec les autres (comme lorsque Nicolas Sarkozy sermonne
les préfets qui n'ont pas atteint leur quotas de reconduite à la frontière). De nouvelles catégories de fonctionnaires sont mobilisées dans ce qui a été qualifiés de « traque » aux
étrangers, comme les gendarmes ou les policiers des airs et des frontières. L'intensification des procédures de reconduite à la frontière est en outre allée de
pair avec une moindre attention portée aux règles juridiques. D'où un nombre de recours croissant devant les tribunaux administratifs qui se retrouvent, eux aussi, débordés par
les dossiers à traiter. On se rend ainsi compte de l'effet pervers de la politique du chiffre qui, loin d'améliorer l'efficacité pour les usagers des services administratifs, crée une situation
d'urgence permanente. La seule raison d'être de cette politique étant alors clairement répressive, comme un moyen d'intensifier la lutte contre
l'immigration dite « illégale ».
Dans la conclusion du livre, Alexis Spire dessine les traits d'un programme de recherche portant sur la « modernisation de l'État ». Le point de départ d'un tel programme est l'analyse
des politiques migratoires puisque, d'après Spire, la lutte contre l'immigration « illégale » et, plus généralement, le contrôle et la répression de
l'immigration sont un terrain d'essai privilégié d'une « modernisation de l'État » visant à restreindre les conditions d'accès aux prestations sociales. Étudier les
politiques de l'immigration reviendrait ainsi non seulement à étudier un aspect des politiques (répressives) visant les catégories sociales les plus
fragiles, mais aussi à analyser les transformations internes de l'appareil d'État.
par
Anton Perdoncin [15-12-2008]
Notes
[1] Préfecture, consulat en Afrique et direction départementale du ministère du Travail.
[2] Le livre est publié aux éditions « Raisons d'Agir », spécialisées dans la diffusion du savoir en provenance des sciences sociales pour un public de non
spécialistes. La méthodologie et l'architecture théorique des travaux de recherche ne sont pas ou peu présentées, au profit d'un exposé synthétique de leurs résultats majeurs.
[3] Le schème d'analyse mis en œuvre par Alexis Spire est similaire à celui proposé dans son précédent ouvrage, tiré de sa thèse de
sociologie, Étrangers à la carte. L'administration de l'immigration en France (1945 - 1975), 2005, Paris, Grasset, 402 p. ; on se réfèrera aussi utilement à Alexis Spire, 2007,
« L'asile au guichet. La dépolitisation du droit des étrangers par le travail bureaucratique », Actes de la recherche en sciences sociales, 169, p. 4 - 21.
[4] Cette courte présentation ne fait pas justice à l'analyse bien plus fine que livre Alexis Spire de ces trois types de profils. Pour
plus de détails, se reporter au livre, ou à l'article « L'asile au guichet » cité plus haut.
[5] Alexis Spire se réfère ici à la sociologie du travail en usine, notamment les travaux de Donald Roy sur le « freinage ».
On pourrait aussi se référer aux travaux du sociologue américain Michel Burawoy dont les travaux commencent à être traduits en France ; voir par exemple Michel Burawoy « Le procès de
production comme jeu », traduit par J. A. Calderon, Tracés, n° 14, 2008. La comparaison entre le travail bureaucratique administratif et le travail à l'usine mériterait d'être
approfondie : la diffusion de normes chiffrées et l'augmentation des cadences de travail dans les administrations rapproche-t-elle la condition des employés de celle des
ouvriers ?