Point besoin d'adhérer au Parti Communiste ou d'être marxiste pour comprendre et décrypter le monde dans lequel nous vivons.
Il suffit de constater l'évolution de notre société au fil des décennies vers l'individualisme et les contraintes du monde du travail qui corrodent les fraternités de proximité.
Effritement des relations de voisinage en milieu urbain, éloignement des amitiés de travail engendrées par la mobilité professionnelle, relations familiales épisodiques, réduction de la durée de vie des couples, conduites suicidaires, autodestructrices et dépressions, incivisme et vandalisme, agressivité et petite délinquance, dénigrement de la politique, vie civique marquée par l'abstentionisme (élections européennes, élections régionales)...La liste est longue de nos fragilités relationnelles et des contingences de nos rapports sociaux.
La vie économique structure l'individu, accapare de plus en plus son énergie. Elle infléchit sa conduite pour qu'il se conforme aux modèles de consommaton induits par la publicité, les médias, ses groupes d'appartenance (famile, amis, collègues, loisirs...) et ceux vers lesquels il aspire (groupe de référence). Elle l'écartèle en créant la frustration de ce qu'il ne parvient pas ou plus à possèder.
Le monde dans lequel nous vivons enferme l'individu dans la solitude de son devenir. Il nous contraint à bâtir notre projet professionnel, à nous autoévaluer, à accroître par nous-mêmes nos performances. En nous donnant plus d'autonomie, il nous a convaincu que nous sommes libres et nous nous sommes emparés de cette responsabilité comme un cadeau désintéressé qui nous aurait été offert.
Nous sommes enjoints à devenir l'autoentrepreneur de notre vie. Et à assumer seul les conséquences de nos choix car tout a été mis en oeuvre pour nous convaincre que "la solution à notre problème est en nous".
Nous y avons cru.
Corollairement nous avons intériorisé -inconsciemment- que puisque la solution est en nous, "nous sommes aussi LE problème".
Alors chaque chômeur s'est senti entièrement responsable et coupable de sa situation, et cherche en lui-même de nouvelles ressources pour accomplir son destin individuel. Un destin individuel, libéral, libéré de l'empreinte de l'entreprise et de la pression des managers qui rêvent eux aussi de créer leur propre entreprise.
Tandis que, dans le même temps, les ressources et les canaux de retours ou de maintien dans l'emploi continuent de se resserrer au fil des difficultés économiques et des restrictions des crédits publics (racisme, discriminations, harcèlements...). Et que de nouveaux ennemis sont désignés à la vindicte des dedans d'aujourd'hui (dehors de demain) : délinquants, étrangers, femmes, chômeurs...
La période du mandat présidentiel actuel s'est ouverte sur une volonté affirmée d'une gouvernance des comportements. Le slogan "travailler plus pour gagner plus" est la caricature de cette injonction gouvernementale à changer nos conduites. Les projets orwelliens de multiplication de la vidésurveillance, d'intrusion pour raison d'Etat sur l'Internet représentent au-delà des objectifs rationnels qui les justifient, des arsenaux de contrôle des populations.
Le désarroi de certains usagers de nos permanences d'écrivains publics atteste de cette course éperdue vers la solution de problèmes qui ne sont pas de leur ressort : contrats de travail de courte durée, diminution ou suppresson d'aides sociales non ou mal justifiées, insuffisance du nombre des logements...Les conséquences de la "culture" néolibérale qui s'est déployée de manière affichée depuis les années 80 aux USA puis en Europe, conduisent les pauvres dans le cercle infernal de l'obligation d'espoir dans la désespérance.
envoyé par Mediapart. - L'info internationale vidéo.
Archives de LIBERATION
Le 19 février 2009
Concurrence. Rencontre avec Pierre Dardot et Christian Laval, auteurs de «la Nouvelle Raison du monde».
Pierre Dardot et Christian Laval La nouvelle raison du monde, essai sur la société néolibérale La Découverte, 498 pp., 26 euros.
Pierre Dardot est philosophe, spécialiste de Marx et de Hegel. Christian Laval est sociologue, chercheur à Paris-X Nanterre. Il y a deux ans, avec El Mouhoub Mouhoud, ils avaient publié Sauver Marx ?, une critique minutieuse et acérée de l’interprétation du néocapitalisme selon Toni Negri. D’ampleur plus vaste, la Nouvelle Raison du monde propose une lecture du néolibéralisme inspirée par Foucault. «Il faut désormais, à gauche, cesser de penser que nous savons à quoi nous avons affaire quand nous parlons de "libéralisme" ou de "néolibéralisme", y écrivent-ils. Le prêt-à-penser "antilibéral", par ses raccourcis et ses approximations, nous a fait perdre trop de temps.»
Rencontre.
Le néolibéralisme, affirmez-vous, «avant d’être une idéologie ou une politique économique, est d’abord et fondamentalement une rationalité». Qu’est-ce qu’une «rationalité» ?
Pierre Dardot : Foucault définit la rationalité gouvernementale comme une logique normative présidant à l’activité de gouverner, au sens de gouverner les hommes directement, mais aussi de façon indirecte : de les amener à se conduire d’une certaine façon. La rationalité n’est pas l’exercice d’une contrainte, d’une oppression. A cet égard, le néolibéralisme ne saurait être réduit au seul domaine de la politique économique (les privatisations, la dérégulation), ni à un corpus doctrinal identifié (Friedman, Hayek), ni aux dirigeants qui s’y sont convertis à la fin des années 70 (Reagan, Thatcher). La rationalité néolibérale que nous étudions a une portée plus vaste et a pu être mise en œuvre par des gouvernements se réclamant de la gauche.
Qu’est-ce qui définit la «rationalité» néolibérale ?
Christian Laval : Sa façon d’amener les sujets à agir sur le mode de la concurrence. Par exemple, à propos de l’éducation : le néolibéralisme va s’employer à faire en sorte que les individus cherchent à maximiser leur intérêt au détriment de toute considération éthique. L’actuelle réorganisation de l’université repose tout entière sur la logique normative selon laquelle les comportements des individus, des laboratoires et des facultés doivent obéir exclusivement au principe de la concurrence. Foucault a montré que les premiers théoriciens libéraux, notamment Smith et Ferguson, à la fin du XVIIIe siècle, pensaient le marché selon une logique de l’équivalence : on échange un bien contre un autre bien et chacun en bénéficie. Le néolibéralisme, lui, repense le marché selon la logique de la concurrence, donc de l’inégalité.
De quand date ce tournant ?
P.D. : Dès la fin du XIXe siècle, chez le philosophe anglais Spencer, qui propose d’étendre Darwin et son concept de «sélection naturelle» à d’autres champs, notamment sociaux. Spencer opère une naturalisation du social : pour lui, une même loi universelle d’évolution, donnant des avantages à ceux qui sont les plus aptes, s’applique à toutes les sociétés humaines. Les néolibéraux n’aiment guère qu’on leur parle de Spencer, à cause de son biologisme. Pourtant, c’est bien chez lui qu’ils ont trouvé l’idée que le marché, c’est la concurrence. Mais, là où Spencer y voyait un mécanisme naturel, eux ont estimé que c’était un système à construire, requérant une intervention active et continue de l’Etat. C’est notamment le point de vue des «ordolibéraux» allemands.
C.L. : Lorsque le libéralisme entre en crise, à la fin du XIXe, deux courants apparaissent : un libéralisme justifiant l’intervention de l’Etat dans une optique stabilisatrice et redistributrice, dont la figure la plus fameuse sera John Maynard Keynes ; et le «néolibéralisme», qui, dès les années 30, proposera de faire du marché concurrentiel le nec plus ultra de la vie économique et sociale - avec la participation active de l’Etat. Certes, le keynesianisme triomphe après guerre. Mais le néolibéralisme n’a pas désarmé : les «ordolibéraux» allemands ont eu une influence déterminante sur la construction européenne, à commencer par le Traité de Rome lorsqu’il fixe le principe d’une «concurrence libre et non faussée». Cessons de voir le néolibéralisme comme une vague venue des pays anglo-saxons : il faut porter au jour cette filiation européenne.
Comment le néolibéralisme s’impose-t-il comme «rationalité» ?
P.D. : Il n’y a pas eu de plan secret visant à promouvoir le modèle néolibéral. Celui-ci a profité de la crise du keynesianisme, comme ce dernier avait profité de la crise du capitalisme dans les années 20 et 30. Rien n’indiquait que le principe de la concurrence prendrait la relève comme nouvelle norme mondiale. Sa codification ne date d’ailleurs que de la fin des années 80, avec ce que l’on appelle le «consensus de Washington», qui fixe les normes monétaires et budgétaires imposées aux pays en échange de l’aide du FMI.
C.L. : Le terme clé est celui de discipline. Au milieu des années 70, les experts internationaux dressent un constat alarmiste. «La situation est ingouvernable, disent-ils en substance, il y a un manque de discipline sociale.» C’est l’époque où Raymond Barre plaide pour la discipline monétaire et budgétaire. Mais aussi le moment où apparaît la fabrique du «sujet néolibéral», avec la mise en concurrence des individus, les techniques d’évaluation, l’encouragement à l’endettement privé, l’incitation à se transformer en un capital humain. L’individu est entrepreneur de lui-même, se soucie d’accumuler, de réussir, est responsable, donc coupable de son éventuel échec - tous ces points sont devenus les nouveaux symptômes individuels et sociaux auxquels sont confrontés psychanalystes et sociologues.
C.L. : Nous refusons tout retour à l’ordre moral. Nous voudrions plutôt déplacer la question. En voulant rendre le sujet performant à tout prix et en tout domaine, le néolibéralisme pose comme règle paradoxale un principe d’illimitation. Mais cette illimitation masque qu’il existe, dans la réalité, une limite au désir, fixée par le capital et l’entreprise. L’illimitation promise par le néolibéralisme n’a rien à voir avec l’autonomie, tout comme la «gestion mentale des affects», dont parlent les manuels de management, ne saurait prétendre à être une «maîtrise de soi». Il ne faut pas voir dans le sujet néolibéral un être libéré de toutes ses chaînes. C’est l’erreur commune des conservateurs et des adeptes de la «modernité». Ce que nous désignons comme le «dispositif de performance-jouissance» est un système qui agit de l’intérieur du sujet mais n’en reste pas moins un mode de discipline sociale.
P.D. : Foucault remarquait que, lorsqu’elle était au pouvoir, la gauche adoptait soit un mode de gouvernement ou une gouvernementalité libérale, soit une gouvernementalité administrative et bureaucratique. Il faut sortir de cette alternative. Une gouvernementalité de gauche devra partir du principe que le bien commun est une affaire commune. Et ceci pas seulement au sens de mécanismes formels de prise de décision, mais aussi de pratiques vivantes, où l’on met en commun, où l’on coopère. Dans le champ de la connaissance ou dans celui de l’environnement, la logique du commun est très forte et informe directement certaines pratiques sociales : c’est cela qu’il faut développer. Il faut réinterroger le communisme, non pas en partant de l’objectif d’une société idéale, mais en partant des pratiques communes déjà existantes. Au XVIIIe, «communiste» voulait dire partisan du bien commun.
Pierre Dardot et Christian Laval
La Découverte, Paris, 2009, 498 pages, 26 euros
Site : Le Monde Diplomatique
D’une grande érudition, ce livre est une invitation pressante à pousser la critique théorique et sociale de l’ordre actuel au-delà des analyses les plus courantes. Les auteurs récusent l’idée que le néolibéralisme se définirait principalement par le retrait de l’Etat, de sorte qu’on pourrait en annoncer la fin. En conclusion d’une analyse portant notamment sur les débats théoriques des cercles conservateurs dans les années 1930, puis les années 1950 et 1960, ils définissent le néolibéralisme « comme l’ensemble des discours, des pratiques, des dispositifs qui déterminent un nouveau mode de gouvernement des hommes selon le principe universel de la concurrence ».
Pour les principaux théoriciens du néolibéralisme, il ne s’agit pas tant de poser le marché comme une donnée qui limiterait l’action de l’Etat que de fixer aux gouvernements « l’objectif de construire le marché afin de faire de l’entreprise le modèle du gouvernement des sujets ». Ainsi le contenu classique de la démocratie a été fortement érodé, sinon vidé de sens. A lire les passages où ils suggèrent que la concurrence est en passe de « devenir la norme universelle des conduites et ne laisse intacte aucune sphère de l’existence humaine, individuelle ou collective », on est tenté en revanche de penser que les auteurs croient le combat perdu. Mais, en toute fin du livre, ils évoquent les forces de résistance et les pratiques qui pourraient permettre l’émergence d’une « autre raison du monde », dont le travail coopératif et l’assistance mutuelle fourniraient certains des traits.
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