LES HESPERIES – 2
Jusque là tout allait bien, le navire fendait fièrement les flots.
Le Théâtre municipal ne désemplissait plus. Les concerts de râpes succédaient aux ballets du Sahel, les chants des nomades de la Mongolie Extérieure aux nostalgies du fado intérieur, les gavottes de la Bretagne aux bourrées vergnates. Un vrai mailing pot disait Victorem aux journalistes auxquels il présentait le programme des fêtes hebdomadaires, ponctuant ses annonces en tapant avec son crayon de bois sur la table qui restait de marbre, les rythmes rituels des coupeurs de têtes nagas partant à la guerre.
Par ailleurs, il ne manqua pas de souligner que maintenant les voyous - hélas il en restait - devaient non seulement se cacher pour commettre leurs forfaits mais, de plus, se trouvaient relégués au simple statut d'exceptions qui confirmaient la règle.
Thébeauville était devenue un pôle centripète de rayonnement culturel international, et l’on venait parfois de loin pour participer aux réjouissances.
On voyait certains soirs au centre ville, un défilé de luxueuses litières s’arrêter devant la salle de spectacle à la façade illuminée d'arabesques néons. Des femmes, richement habillées de robes aux couleurs vives et parées de bijoux tous plus scintillants les uns que les autres dans la nuit thébeauvilloise, en descendaient. Puis c'était le tour du reste de la famille de s'extraire des limousines, des phaétons et des tilburys aux pots d'échappement chromés : l’homme, les autres épouses, leurs nombreux enfants, leurs chiens afghans, leurs chats siamois, et leurs bonnes espagnolettes à tout faire qui gardaient le poisson rouge sur son âne. On venait de tous les cantons environnants, des départements voisins et de Necmerfriture à pieds, en chevalvaps, en omnibus et en aéronef. Le lendemain matin, les boules de crottin de tous calibres qui constellaient la place du Théâtre étaient ramassées l'une après l'autre par une famille gitane Maïs qui les revendait quelques heures plus tard aux jardiniers du dimanche en bas dans la vallée.
Rien ne se perdait ; la nouvelle politique des divertissements générait de l'emploi et participait au recyclage des déchets des peuples du monde en goguette.
Le service des Divertissements et des Fêtes faisait feu de tous bois pour que chacun se sentît comme chez soi.
Les fêtes succédaient aux galas. Et dans le Théâtre communal devenu populaire, un désordre réjouissant emplissait les travées aux fauteuils de velours fatigué. On y entrait, sortait, mangeait, buvait, riait, et s’apostrophait amicalement comme dans les venelles du village au pays. On dansait dans les allées. Les enfants jouaient, se poursuivaient dans les couloirs, s’introduisaient et se cachaient partout où ils pouvaient se faufiler. Les lances à incendie avaient leur préférence. Parfois le flot de l'eau salvatrice s'étendait sur le déambulatoire du balcon, descendait l'escalier, se répandait dans les toilettes déjà inondées, et finissait par s'infiltrer sous les portes d'entrée pour se perdre dehors en coulées reptiliennes et en flaques cartographiques. "C'est l'printemps, on ouvre la piscine !" proclamait Victorem pour amuser la galerie.
Pour les concerts Victorem prenait toujours ses précautions pour qu’il n’y ait pas d’histoire. Il en engageait suffisamment des « grands frères » bien connus des jeunes, aux concerts. Et ça se passait plutôt bien, finalement. Certes il n’aurait pu nier qu’on y fumât en certaines occasions. Et il aurait volontiers confessé même sous la torture que les soirs de concerts tant prisés des jeunes populations, d’âcres odeurs flottaient dans les travées surpeuplées. S’adonnant aux pratiques rituelles tribales, ceux-ci se transmettaient de main en main d’étranges calumets et de curieuses cigarettes roulées dans du tabac aux parfums envoûtants d'Orient ou d’Amérique latine. Les corps frêles des jeunes gens transportés par la musique se balançaient harmonieusement dans la brume ; leurs silhouettes fines se découpaient dans le halo des projecteurs de la rampe de scène.
L’étranger qui honorait les communautés d’une visite, même rapide était accueilli à bras ouverts. Car l’étranger était l'invité personnel du marabout quand il n’était pas considéré comme l’invité de toute la tribu. Ses représentants ne manquaient pas de lui offrir à boire et de lui faire déguster les plats du pays, même s'ils arrachaient la gueule. Ainsi Victorem se vit offrir ces années là un repas exotique chaque samedi soir sans bourse délier, geste auquel il était particulièrement sensible par ces temps difficiles. Avec en plus le sourire édenté de la cuisinière arborant fièrement sa canine en or. Preuve qu'ils en avaient.
Pourtant, dans ces lointaines cultures, les autochtones semblaient bouder leurs voisins. Ceux qui le pouvaient, préféraient voyager à l'étranger pour retrouver les signes de la culture blanche dans les grands hôtels ventilés par de larges hélices de paquebot en cuivre rutilant, sur les plages de sable blanc nacrées de coquillages mystérieux, sous l'ombre indolente des feuilles de palmiers, et de cocotiers.
Leurs oreilles fragiles supportaient difficilement les mélodies aux sons répétitifs et les cris atrocement stridents des femmes. Leurs regards se détournaient des danses dont les chorégraphies leur paraissaient trop simples, parfois un peu lourdes, préférant l'entrechat du chausson sur le parquet de la salle de danse au martèlement du sabot de bois sur le carrelage de la cuisine. Ils se refusaient à considérer les costumes, aux couleurs primaires et chatoyantes comme l'habit de lumière maculé du sang du bœuf sacrifié quand le toréador exhibe aux foules en délire chauffées à blanc par le soleil de l'été andalou, les oreilles et la queue disproportionnées de l'animal immolé sur l'autel d'une corrida crépusculaire. Les paroles qui célébraient l’eau, le feu, le ciel et les saisons, l’amour de la terre et la mémoire des ancêtres échappaient à leur entendement.
Eux qui se plaignaient qu'on leur en donnât pas assez et toujours plus aux ethnies qui clamaient bien fort en rigolant de toutes leurs dents qu'on leur donnait trois fois rien.
"On tient toujours du lieu dont on vient. Parlez au diable, employez la magie, vous ne détournerez nul être de sa fin".Ils se demandaient qui ils étaient dans tout ce mélange trivial d'expressions horriblement rurales de gambilles et de séguedilles, et de générations montantes et descendantes sur le grand escalier de bronze du temps.
C’est dans les cuivres et les ors d’une belle journée d’automne que le Bourgmestre annonça qu’il ne solliciterait pas un nouveau mandat des thébeauvillois au Palais Communal.
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