Résumé des épisodes précédents
J’ai écris ce texte entre 1995 et 2000.
« L’année du crocodile, chronique divertissante d'une ville de banlieue » est une succession de tableaux de la vie à Thébeauville, caractérisée par l’abondance de ses populations d'origines étrangères et la diversité de leurs cultures.
La ville va connaître un bouleversement politique après la défaite des Rospoints et l’arrivée à la Mairie du Marquis de la Rupée.
La chronique est construite autour de trois moments : avant, pendant et après la campagne électorale.
L’ensemble de la période est vue à travers le regard de Victorem, Directeur des Fêtes et des Divertissements ; acteur et témoin de cette restauration bonapartiste locale.
J’ai dit
Plume Solidaire
LES SIRENES DE BABEL OUEST - 2
Surgissant che de derrière les premiers rangs che, une horde d'hommes, de femmes et d'enfants se rua sur les tranchées en lançant des cris de joie comme font les élèves libérés de l'esclavage du maître d'école lorsqu'ils sortent de la classe à la récréation, ou les anglosaxophons à l'ouverture des portes pendant les soldes de chez Harold. Quand le dernier arrivé, un vieil homme à la barbe d'argent qui flottait dans un large imperméable gris et marchait avec des béquilles trouva enfin sa place, on commença à servir. Un taraf d'Europe centrale, des bateleurs et des magiciens captivèrent et firent danser les convives jusqu'à l'aube.
Le lendemain, l'honorable représentant du conseil des sages se lança dans une causerie fleuve à l'heure du zénith qu'il termina en énonçant la règle que tout bon citoyen che devait respecter che séance tenante : prendre langue et partager la table avec des personnes d'origines différentes, goûter che et apprendre à apprécier che tous les plats che en les mangeant selon che la coutume de chaque pays che, inviter ch'un voisin ou plusieurs voisins che de table à dîner chez soi che. Les invités de la veille préalablement douchés à la Marie Rose, furent en raisonnable proportion mélangés aux hôtes au cours des trois services de midi et de la nuit.
Confortablement installé sur la loggia, Victorem observait le déroulement des opérations à l'aide de ses jumelles de théâtre en mangeant de la barba papa, des pommes d'amour et des berlingots. Si d'aventure deux personnes de même couleur s'asseyaient côte à côte, il se dressait sur son siège d'arbitre de tennis, saisissait son porte-voix, pointait les auteurs de l'infraction avec une longue canne sculptée de motifs étranges et criait :
- Sorcier ! Délit de ressemblance à la 5ème !
Le sorcier peinturluré, bardé d'amulettes, en caleçon léopard et couvert de cendres qu'il secouait dans sa course, bondissait hors de sa hutte une sagaie dans une main, une balance dans l'autre. Il se mettait à tournoyer, à virevolter et à sauter au-dessus des rangées, se roulait sur le sol, trépignait sur place pour finir sa course en s'immobilisant de longues minutes les bras en croix devant les deux accusés. Puis il les convoquait instamment à le précéder, les poussait du bout de sa lance jusqu'à sa hutte où ils étaient sommés avec force éclats de voix et dans un tintamarre de batterie de casseroles, de s'expliquer.
Après un bref délai de réflexion, le sorcier prononçait la sentence, la griffonnait sur un bout de papier qu'il cachetait à la cire d'abeille et faisait parvenir à Victorem par PA.J.E. Ce qui n'empêchait pas celui-ci de suer à grosses gouttes sous les dards d'Apollon, de continuer à se barbouiller de barba papa en se goinfrant de berlingots, et d'articuler le jugement la bouche pleine dans son porte-voix.
Les attendus du jugement impromptu, agrémentés de coupures musicales, étaient ensuite prononcés par le sorcier. Ils prenaient parfois la forme d'un éloge. Par exemple lorsque des gens de même couleur mais d'ethnies héréditairement ennemies avaient été pris en flagrant délit de réconciliation à l'insu de leurs chefs respectifs. Il improvisait alors un panégyrique louant les vertus de la fraternité entre hommes, l'illustrait par de longues histoires qu'il tirait de l'Ancien et du Nouveau Testament, citait le grand Mahatma des Indes ou déclamait des poèmes qu'il affirmait tenir de moines qu'il aurait rencontrés sur les chemins du toit du monde.
Mais il arriva aussi que les foudres de la colère du Jugement Dernier s’abattent sur les têtes des frères d'une même nation. Ceux-ci se voyaient condamner à inviter une famille entière d'une ethnie différente chaque soir pendant un mois et à se faire inviter à leur tour avec tous les leurs le mois suivant dans chaque foyer qu'ils avaient reçus. L'enfer d'être dans l'obligation de passer ses soirées dans de multiples familles aux traditions et aux croyances inconnues leur était promis. Le sorcier prenait alors les accents d'un "J'accuse", les désignant à la vindicte populaire qui les huait hilare. Parfois même des clans entiers s'invitaient de but en blanc chez l'un et l'autre dès le lendemain soir, sans que les vilipendés eussent même le temps de faire les commissions. Ou un faux avocat venait caricaturer leur défense en ironisant sur leur supposée timidité. Un second prenait la parole pour parodier la crainte de celles et ceux qui n'osaient se libérer des chaînes de l'habitude et du qu'en dira-t-on, tonton, tontaine ! D'autres leur faisaient subir un véritable procès de Mochcou, les obligeaient à réciter article après article le "Code du savoir-vivre des communautés de Thébeauville" édité par le Conseil des Sages, ou pire à avouer sous la torture - un horrible chatouillage de la plante des pieds à la plume d'oie - tout ce qu'ils n'avaient jamais fait pour mériter l'heureux destin des hommes civilisés.
Sous l'empire des quolibets et de la terreur, on vit même des malheureux perdre leurs derniers cheveux qui tombèrent sur le pavé publique en quelques secondes dans un fracas de verre brisé. Mais le résultat fut globalement positif avait dit le Bourgmestre, et la leçon de fraternité et d'amour des uns et des autres porta ses fruits neuf mois plus tard comme prévu, car "l'amour est un sentiment servi par des organes".
La paix était revenue sur Babel Ouest et les Divertissements Publics n'y avaient pas été pour rien.
J’ai dit
Plume Solidaire
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