LA TRANSE DU CANTONNIER
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ais revenons aux faits et à nos moutons, comme disait si bien le loup baguenaudant dans ses vertes estives.
Les fêtes absorbaient toutes les énergies et le rythme de vie nocturne accentuait chaque jour la fatigue des populations malgré la joie intacte des retrouvailles et des rencontres. La fête n'était déjà plus tout à fait la fête et l'intensité de la transe s'amenuisait au fil des nuits. L'imagination et l'enthousiasme des préparatifs s'émoussaient bien avant l'aube et l'on commençait à se soucier de rentrer de moins en moins tardivement. En laissant aux derniers partants la corvée de nettoyage. Et les derniers en question étaient bien incapables de faire la différence entre une tour de Notre-Dame de Thébeauville, un bec de gaz et un manche à balai.
C'est là que les choses commencèrent à se compliquer.
La mauvaise humeur des cantonniers et des éboueurs pointa lorsque, du fait du travail supplémentaire dont ils héritaient au chant du coq, ils arrivèrent un matin après l'heure de fermeture réglementaire des Ateliers Municipaux. Le concierge les avait alors menacés de fermer le portail à clé en les laissant dans la rue avec leurs charrettes remplies d'ordures, si d'aventure ils recommençaient le lendemain. Piqués au vif dans leur dignité d'agent d'entretien de la salubrité extérieure, ils abandonnèrent leur convoi dans la cour des ateliers, suspendirent le service public et s'en allèrent après le café-calva voir le directeur de la Voirie qui les reçut en pyjama à rayures, la braguette baillant à l'air frais et à la rosée du joli printemps thévillois. Le directeur, qui connaissait tout des pouvoirs des concierges et de leurs mille sortilèges les rappela à la réalité en indiquant que le concierge était payé pour fermer et ouvrir les portes à l'heure, pas avant, encore moins après. Et qu'on n'y pouvait rien changer à moins d'un avis circonstancié de la Commission Paritaire qui "en tout état de cause" leur précisa -t-il, ne serait pas réunie avant les élections.
- Rentrez plutôt aux Ateliers, ordonna-t-il, et videz vos bennes. Je ne peux prendre le risque de me heurter à un concierge qui est dans la plénitude de ses droits et de ses devoirs !
Blessés dans leur conscience ouvrière du travail bien fait juste à temps, le cortège d'éboueurs et des cantonniers se concerta autour de quelques bouteilles de vin des Corbières et prit la décision de se diriger d'un bon pas vers le local syndical. Ils appelèrent le délégué qui venait de prendre son poste au garage, où il était chargé de l'entretien mécanique des autogaz du parc municipal. Le responsable du syndicat arriva et les reçut sur le pas de la porte. Puis, retroussant ses manches, il les harangua en ces termes :
- Comment osez-vous faire des heures supplémentaires sans exiger la juste rémunération de votre dur labeur ? leur dit-il, sur un ton qui ne souffrait pas la moindre objection. Comment pouvez-vous vous permettre de venir me voir pour vous défendre, vous qui trahissez sans vergogne la classe ouvrière et son représentant ici devant vous ? Dîtes-vous bien que si vous êtes syndiqués, câmârâdes, ce n'est pas pour faire servir à table comme à la maison : c'est pour vous battre vous-mêmes ! Allez-y et soyez sans crainte, libérez-vous de ces chaînes qui entravent vos bras d'airain et de ces boulets qui ralentissent votre marche vers un digne combat !
Un peu déconcertés, les éboueurs et les cantonniers se réunirent le long du comptoir du Bar Biture Hic !, plus connu sous le nom de Bar des Ateliers et encore plus couramment appeléle magasin à cause de la fameuse expression "Chef, il manque une pièce, il faut j'vais au magasin". Là, ils s'interrogèrent sur le point de savoir si les fêtes valaient une grève ; et s'il ne serait pas mieux de reprendre le problème à l'origine en demandant aux communautés de respecter leur contrat moral avec le Bourgmestre. Solution simple qui permettrait d'éviter la poursuite du conflit. On mit la proposition aux voix, qui l'acclamèrent comme un seul l'homme dans l'euphorie des grandes conquêtes des agents de la filière du nettoyage urbain. On leva le coude pour fêter la victoire ; et on élit une délégation. La délégation, profitant de l'état de grâce décida de se rendre sine die au Palais Communal, pour obtenir une rencontre avec le Bourgmestre dans les plus courts délais, compte tenu de la tournure que prenaient les événements. Mais le Bourgmestre, qui venait de faire une rechute était à nouveau dans son lit avec ses glaçons sur la tête.
- Il ne sera pas visitable avant une semaine peut-être, pronostiqua prudemment Quentin Plonpète, d'une voix soigneusement tragique et sincèrement désolée.
A cet endroit précis de notre histoire la coque du navire s'inclinait, baissait culotte et montrait ses dessous, tandis que le château s'élevait en basculant à l’horizontale au-dessus des vagues.
Abattus par tant d'indifférence à leur juste cause, les délégués pensèrent alors qu'il serait peut-être bon qu'ils s'en aillent rendre des comptes à leur base. Sitôt dit, sitôt fait.
De retour à la base, les cantonniers des quartiers voisins, les équipes d'éboueurs de jour qui prenaient leur service et les agents des espaces verts qui passaient par là, alarmés et révoltés par ce que le concierge osait faire endurer à leur collègues, avaient interrompu le travail. Une longue queue de salopettes et de casquettes s'étirait pour s'inscrire dans les différents groupes de discussion thématique installés dans la cour des Ateliers : "Fête et hygiène publique", "L'histoire mondiale du balayage ","Du balayage au traitement de surface", "Le tri des ordures dans la société civile : monastère ou pénitencier ?", "Les taxes ménagères : vache à lait ou corne d'abondance pour l'Etat ?".
On approchait les 10h30 quand les premières bouteilles d'anis étoilé, l'absinthe du travailleur, succédant aux canettes de bière qui avaient animé et élevé les débats, firent une apparition attendue et ovationnée dans les groupes de réflexion en attendant l'heure de l'apéritif.
A 11heures, à la suggestion des délégués, la base décida pour en finir avec ce scandale, de se rendre avant midi heure de fin de service, au bureau d'Archibald Champêtre qui, en qualité de Premier Echevin semblait de l'avis de tous, le seul à pouvoir dénouer l'écheveau des relations tendues entre "les immigrés qui ne travaillent pas et ne pensent qu'à faire la fête", les travailleurs laborieux humiliés par le concierge, et la hiérarchie administrative alliée objective du porte-clés. Aux alentours de 11heures et 5 minutes, les délégués se consultèrent quelques instants, et s'avisèrent qu'il serait peut-être judicieux de proposer à l'assistance de changer légèrement l'ordre du jour en prenant l'apéritif avant midi comme il se doit. Mais pour être sûr que la chose se fasse, il valait mieux anticiper maintenant. L'assemblée et ses carrefours approuvèrent massivement à verres levés.
Les peintres en bâtiment, les maçons, les chaudronniers et les chauffagistes qui n'avaient pas grand chose à faire à l'approche de l'été furent les premiers à soutenir cette revendication. Puis vers 11h10 tous les personnels techniques municipaux, débrayèrent par solidarité, à l'appel du Syndicat qui prit la tête du mouvement à la fin du dernier Pastis.
A 14heures on arrosait la victoire. Le Syndicat avait convaincu Archibald que la meilleure solution était de payer le concierge en heures supplémentaires ; et que l’entretien de la voirie revenait aux professionnels, seuls dignes de la confiance accordée par les élus en matière d’hygiène publique. Archibald venait de s’engager à mettre le concierge dans l’obligation d’ouvrir les portes des ateliers municipaux, et consentait dans la foulée à suspendre le principe des récupérations d’heures supplémentaires antérieurement adopté en raison des contraintes qui pesaient sur le budget municipal, en le remplaçant par le paiement des heures effectuées. Pour le personnel des services techniques exclusivement, précisait le protocole d’accord signé par les deux parties. Car si l’on payait le concierge, il convenait que la Ville respecte avant tout le principe du droit à l’égalité de tous les agents techniques devant les devoirs de la fonction publique territoriale.
La bombe à présent désamorcée, Archibald pouvait en toute sérénité envisager de se présenter devant ses concitoyens, et s’activer à la préparation de sa campagne électorale.
J’ai dit
Plume Solidaire
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