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5 août 2010 4 05 /08 /août /2010 17:00

 

 

 

 

LA TRANSE DU CANTONNIER

 

M

 

 

ais revenons aux faits et à nos moutons, comme disait si bien le loup baguenaudant dans ses vertes estives.

 

Les fêtes absorbaient toutes les énergies et le rythme de vie nocturne accentuait chaque jour la fatigue des populations malgré la joie intacte des retrouvailles et des rencontres. La fête n'était déjà plus tout à fait la fête et l'intensité de la transe s'amenuisait au fil des nuits. L'imagination et l'enthousiasme des préparatifs s'émoussaient bien avant l'aube et l'on commençait à se soucier de rentrer de moins en moins tardivement. En laissant aux derniers partants la corvée de nettoyage. Et les derniers en question étaient bien incapables de faire la différence entre une tour de Notre-Dame de Thébeauville, un bec de gaz et un manche à balai. 

C'est là que les choses commencèrent à se compliquer. 

La mauvaise humeur des cantonniers et des éboueurs pointa lorsque, du fait du travail supplémentaire dont ils héritaient au chant du coq, ils arrivèrent un matin après l'heure de fermeture réglementaire des Ateliers Municipaux. Le concierge les avait alors menacés de fermer le portail à clé en les laissant dans la rue avec leurs charrettes remplies d'ordures, si d'aventure ils recommençaient le lendemain. Piqués au vif dans leur dignité d'agent d'entretien de la salubrité extérieure, ils abandonnèrent leur convoi dans la cour des ateliers, suspendirent le service public et s'en allèrent après le café-calva voir le directeur de la Voirie qui les reçut en pyjama à rayures, la braguette baillant à l'air frais et à la rosée du joli printemps thévillois. Le directeur, qui connaissait tout des pouvoirs des concierges et de leurs mille sortilèges les rappela à la réalité en indiquant que le concierge était payé pour fermer et ouvrir les portes à l'heure, pas avant, encore moins après. Et qu'on n'y pouvait rien changer à moins d'un avis circonstancié de la Commission Paritaire qui "en tout état de cause" leur précisa -t-il, ne serait pas réunie avant les élections.

- Rentrez plutôt aux Ateliers, ordonna-t-il, et videz vos bennes. Je ne peux prendre le risque de me heurter à un concierge qui est dans la plénitude de ses droits et de ses devoirs ! 

Blessés dans leur conscience ouvrière du travail bien fait juste à temps, le cortège d'éboueurs et des cantonniers se concerta autour de quelques bouteilles de vin des Corbières et prit la décision de se diriger d'un bon pas vers le local syndical. Ils appelèrent le délégué qui venait de prendre son poste au garage, où il était chargé de l'entretien mécanique des autogaz du parc municipal. Le responsable du syndicat arriva et les reçut sur le pas de la porte. Puis, retroussant ses manches, il les harangua en ces termes : 

- Comment osez-vous faire des heures supplémentaires sans exiger la juste rémunération de votre dur labeur ? leur dit-il, sur un ton qui ne souffrait pas la moindre objection. Comment pouvez-vous vous permettre de venir me voir pour vous défendre, vous qui trahissez sans vergogne la classe ouvrière et son représentant ici devant vous ? Dîtes-vous bien que si vous êtes syndiqués, câmârâdes, ce n'est pas pour faire servir à table comme à la maison : c'est pour vous battre vous-mêmes ! Allez-y et soyez sans crainte, libérez-vous de ces chaînes qui entravent vos bras d'airain et de ces boulets qui ralentissent votre marche vers un digne combat ! 

Un peu déconcertés, les éboueurs et les cantonniers se réunirent le long du comptoir du Bar Biture Hic !, plus connu sous le nom de Bar des Ateliers et encore plus couramment appeléle magasin  à cause de la fameuse expression "Chef, il manque une pièce, il faut j'vais au magasin". Là, ils s'interrogèrent sur le point de savoir si les fêtes valaient une grève ; et s'il ne serait pas mieux de reprendre le problème à l'origine en demandant aux communautés de respecter leur contrat moral avec le Bourgmestre. Solution simple qui permettrait d'éviter la poursuite du conflit. On mit la proposition aux voix,  qui l'acclamèrent comme un seul l'homme dans l'euphorie des grandes conquêtes des agents de la filière du nettoyage urbain. On leva le coude pour fêter la victoire ; et on élit une délégation. La délégation, profitant de l'état de grâce décida de se rendre sine die au Palais Communal, pour obtenir une rencontre avec le Bourgmestre dans les plus courts délais, compte tenu de la tournure que prenaient les événements. Mais le Bourgmestre, qui venait de faire une rechute était à nouveau dans son lit avec ses glaçons sur la tête. 

- Il ne sera pas visitable avant une semaine peut-être, pronostiqua prudemment Quentin Plonpète, d'une voix soigneusement tragique et sincèrement désolée. 

A cet endroit précis de notre histoire la coque du navire s'inclinait, baissait culotte et montrait ses dessous, tandis que le château s'élevait en basculant à l’horizontale au-dessus des vagues.

Abattus par tant d'indifférence à leur juste cause, les délégués pensèrent alors qu'il serait peut-être bon qu'ils s'en aillent rendre des comptes à leur base. Sitôt dit, sitôt fait. 

De retour à la base, les cantonniers des quartiers voisins, les équipes d'éboueurs de jour qui prenaient leur service et les agents des espaces verts qui passaient par là, alarmés et révoltés par ce que le concierge osait faire endurer à leur collègues, avaient interrompu le travail. Une longue queue de salopettes et de casquettes s'étirait pour s'inscrire dans les différents groupes de discussion thématique installés dans la cour des Ateliers : "Fête et hygiène publique", "L'histoire mondiale du balayage ","Du balayage au traitement de surface", "Le tri des ordures dans la société civile : monastère ou pénitencier ?", "Les taxes ménagères : vache à lait ou corne d'abondance pour l'Etat ?". 

On approchait les 10h30 quand les premières bouteilles d'anis étoilé, l'absinthe du travailleur, succédant aux canettes de bière qui avaient animé et élevé les débats, firent une apparition attendue et ovationnée dans les groupes de réflexion en attendant l'heure de l'apéritif. 

A 11heures, à la suggestion des délégués, la base décida pour en finir avec ce scandale, de se rendre avant midi heure de fin de service, au bureau d'Archibald Champêtre qui, en qualité de Premier Echevin semblait de l'avis de tous, le seul à pouvoir dénouer l'écheveau des relations tendues entre "les immigrés qui ne travaillent pas et ne pensent qu'à faire la fête", les travailleurs laborieux humiliés par le concierge, et la hiérarchie administrative alliée objective du porte-clés. Aux alentours de 11heures et 5 minutes, les délégués se consultèrent quelques instants, et s'avisèrent qu'il serait peut-être judicieux de proposer à l'assistance de changer légèrement l'ordre du jour en prenant l'apéritif avant midi comme il se doit. Mais pour être sûr que la chose se fasse, il valait mieux anticiper maintenant. L'assemblée et ses carrefours approuvèrent massivement à verres levés. 

Les peintres en bâtiment, les maçons, les chaudronniers et les chauffagistes qui n'avaient pas grand chose à faire à l'approche de l'été furent les premiers à soutenir cette revendication. Puis vers 11h10 tous les personnels techniques municipaux, débrayèrent par solidarité, à l'appel du Syndicat qui prit la tête du mouvement à la fin du dernier Pastis. 

A 14heures on arrosait la victoire. Le Syndicat avait convaincu Archibald que la meilleure solution était de payer le concierge en heures supplémentaires ; et que l’entretien de la voirie revenait aux professionnels, seuls dignes de la confiance accordée par les élus en matière d’hygiène publique. Archibald venait de s’engager à mettre le concierge dans l’obligation d’ouvrir les portes des ateliers municipaux, et consentait dans la foulée à suspendre le principe des récupérations d’heures supplémentaires antérieurement adopté en raison des contraintes qui pesaient sur le budget municipal, en le remplaçant par le paiement des heures effectuées. Pour le personnel des services techniques exclusivement, précisait le protocole d’accord signé par les deux parties. Car si l’on payait le concierge, il convenait que la Ville respecte avant tout le principe du droit à l’égalité de tous les agents techniques devant les devoirs de la fonction publique territoriale. 

La bombe à présent désamorcée, Archibald pouvait en toute sérénité envisager de se présenter devant ses concitoyens, et s’activer à la préparation de sa campagne électorale. 

J’ai dit

Plume Solidaire

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4 août 2010 3 04 /08 /août /2010 17:00


 

 

LES HESPERIES – 2

 

Jusque là tout allait bien, le navire fendait fièrement les flots.  

Le Théâtre municipal ne désemplissait plus. Les concerts de râpes succédaient aux ballets du Sahel, les chants des nomades de la Mongolie Extérieure aux nostalgies du fado intérieur, les gavottes de la Bretagne aux bourrées vergnates. Un vrai mailing pot disait Victorem aux journalistes auxquels il présentait le programme des fêtes hebdomadaires, ponctuant ses annonces en tapant avec son crayon de bois sur la table qui restait de marbre, les rythmes rituels des coupeurs de têtes nagas partant à la guerre.  

Par ailleurs, il ne manqua pas de souligner que maintenant les voyous - hélas il en restait - devaient non seulement se cacher pour commettre leurs forfaits mais, de plus, se trouvaient relégués au simple statut d'exceptions qui confirmaient la règle.  

Thébeauville était devenue un pôle centripète de rayonnement culturel international, et l’on venait parfois de loin pour participer aux réjouissances.  

On voyait certains soirs au centre ville, un défilé de luxueuses litières s’arrêter devant la salle de spectacle à la façade illuminée d'arabesques néons. Des femmes, richement habillées de robes aux couleurs vives et parées de bijoux tous plus scintillants les uns que les autres dans la nuit thébeauvilloise, en descendaient. Puis c'était le tour du reste de la famille de s'extraire des limousines, des phaétons et des tilburys aux pots d'échappement chromés : l’homme, les autres épouses, leurs nombreux enfants, leurs chiens afghans, leurs chats siamois, et leurs bonnes espagnolettes à tout faire qui gardaient le poisson rouge sur son âne. On venait de tous les cantons environnants, des départements voisins et de Necmerfriture à pieds, en chevalvaps, en omnibus et en aéronef. Le lendemain matin, les boules de crottin de tous calibres qui constellaient la place du Théâtre étaient ramassées l'une après l'autre par une famille gitane Maïs qui les revendait quelques heures plus tard aux jardiniers du dimanche en bas dans la vallée.  

Rien ne se perdait ; la nouvelle politique des divertissements générait de l'emploi et participait au recyclage des déchets des peuples du monde en goguette. 

Le service des Divertissements et des Fêtes faisait feu de tous bois pour que chacun se sentît comme chez soi. 

Les fêtes succédaient aux galas. Et dans le Théâtre communal devenu populaire, un désordre réjouissant emplissait les travées aux fauteuils de velours fatigué. On y entrait, sortait, mangeait, buvait, riait, et s’apostrophait amicalement comme dans les venelles du village au pays. On dansait dans les allées. Les enfants jouaient, se poursuivaient dans les couloirs, s’introduisaient et se cachaient partout où ils pouvaient se faufiler. Les lances à incendie avaient leur préférence. Parfois le flot de l'eau salvatrice s'étendait sur le déambulatoire du balcon, descendait l'escalier, se répandait dans les toilettes déjà inondées, et finissait par s'infiltrer sous les portes d'entrée pour se perdre dehors en coulées reptiliennes et en flaques cartographiques. "C'est l'printemps, on ouvre la piscine !" proclamait Victorem pour amuser la galerie.

Pour les concerts Victorem prenait toujours ses précautions pour qu’il n’y ait pas d’histoire. Il en engageait suffisamment des « grands frères » bien connus des jeunes, aux concerts. Et ça se passait plutôt bien, finalement. Certes il n’aurait pu nier qu’on y fumât en certaines occasions. Et il aurait volontiers confessé même sous la torture que les soirs de concerts tant prisés des jeunes populations, d’âcres odeurs flottaient dans les travées surpeuplées. S’adonnant aux pratiques rituelles tribales, ceux-ci se transmettaient de main en main d’étranges calumets et de curieuses cigarettes roulées dans du tabac aux parfums envoûtants d'Orient ou d’Amérique latine. Les corps frêles des jeunes gens transportés par la musique se balançaient harmonieusement dans la brume ; leurs silhouettes fines se découpaient dans le halo des projecteurs de la rampe de scène. 

L’étranger qui honorait les communautés d’une visite, même rapide était accueilli à bras ouverts. Car l’étranger était l'invité personnel du marabout quand il n’était pas considéré comme l’invité de toute la tribu. Ses représentants ne manquaient pas de lui offrir à boire et de lui faire déguster les plats du pays, même s'ils arrachaient la gueule. Ainsi Victorem se vit offrir ces années là un repas exotique chaque samedi soir sans bourse délier, geste auquel il était particulièrement sensible par ces temps difficiles. Avec en plus le sourire édenté de la cuisinière arborant fièrement sa canine en or. Preuve qu'ils en avaient. 

Pourtant, dans ces lointaines cultures, les autochtones semblaient bouder leurs voisins. Ceux qui le pouvaient, préféraient voyager à l'étranger pour retrouver les signes de la culture blanche dans les grands hôtels ventilés par de larges hélices de paquebot en cuivre rutilant, sur les plages de sable blanc nacrées de coquillages mystérieux, sous l'ombre indolente des feuilles de palmiers, et de cocotiers.

Leurs oreilles fragiles supportaient difficilement les mélodies aux sons répétitifs et les cris atrocement stridents des femmes. Leurs regards se détournaient des danses dont les chorégraphies leur paraissaient trop simples, parfois un peu lourdes, préférant l'entrechat du chausson sur le parquet de la salle de danse au martèlement du sabot de bois sur le carrelage de la cuisine. Ils se refusaient à considérer les costumes, aux couleurs primaires et chatoyantes comme l'habit de lumière maculé du sang du bœuf sacrifié quand le toréador exhibe aux foules en délire chauffées à blanc par le soleil de l'été andalou, les oreilles et la queue disproportionnées de l'animal immolé sur l'autel d'une corrida crépusculaire. Les paroles qui célébraient l’eau, le feu, le ciel et les saisons, l’amour de la terre et la mémoire des ancêtres échappaient à leur entendement. 

Eux qui se plaignaient qu'on leur en donnât pas assez et toujours plus aux ethnies qui clamaient bien fort en rigolant de toutes leurs dents qu'on leur donnait trois fois rien. 

"On tient toujours du lieu dont on vient. Parlez au diable, employez la magie, vous ne détournerez nul être de sa fin".Ils se demandaient qui ils étaient dans tout ce mélange trivial d'expressions horriblement rurales de gambilles et de séguedilles, et de générations montantes et descendantes sur le grand escalier de bronze du temps. 

C’est dans les cuivres et les ors d’une belle journée d’automne que le Bourgmestre annonça qu’il ne solliciterait pas un nouveau mandat des thébeauvillois au Palais Communal.

  

Victorem voulait dire melting pot  : pot mélangé et non pas mailing pot qui veut dire pot à lettres.

naga : peuple chrétien de Birmanie en guerre contre l'Inde et la Birmanie

 


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3 août 2010 2 03 /08 /août /2010 18:32

 

 

LES HESPERIES – 1

 

 

 

U

 

n dimanche après-midi, au cours d'une promenade champêtre avec Claire Lune, sa compagne, Victorem  allongé sous le tronc d'un olivier s'était abandonné à une somnolence réparatrice sous l'ombre fraîche. La bise de l'été qui secouait doucement les branches fit choir sur le sommet de son encéphale une vieille olive qui n'en pouvait plus de rester suspendue ainsi depuis des semaines. Il s'éveilla en sursaut et, comme frappé par la foudre, s'écria à l'adresse de Claire Lune occupée à jouer au ricochet avec des petits cailloux plats sur la mare asséchée par les courants chauds des tropiques : 

- Ô Claire Lune mon Aimée, par Sainte Damoclès, je viens de trouver pendant mon sommeil la pierre philosophale qui guide mes pas depuis que nous séjournons dans cette heureuse cité. La rencontre de cette olivette avec la surface désertique de mon occiput a eu l'effet de l'onde de choc entre deux planètes dans l'immense cosmos. Courant jusqu'aux tréfonds de mon âme elle s'est gonflée comme une voile phénicienne et, poussée par les doux alizés s'en est allée éveiller le génie qui y dormait. Mon Génie, ma Muse, ma Sublime Inspiration qui était la cause et la source de mes cruelles migraines chaque fois que, se trouvant enfermée trop à l'étroit sous ma boîte crânienne, s'y cognait contre ses parois et tentait de s'en extraire en enfonçant la porte. Alors pour prix de son évasion ma Muse m'a soufflé l'idée qu'elle retenait en son sein, qui depuis trop de lunes m'animait, et m'a commandé d'en faire le souffle de l'Universelle Félicité, la Panacée du bonheur de l'Humanité. Oui ma mie, mon génie m'a révélé par la céleste voie que, de la fertilisation culturelle croisée je suis l'inventeur sans le savoir, et m'enjoigne toute affaire cessante de la partager avec tous mes frères humains. Ceux qui marchent sur la Terre en ignorant tout de leur destinée et ceux qui dorment sous terre du sommeil de l'éternité. Ceux qui parcourent sans boussole des mers déchirées et ceux qui errent dans d'épais brouillards sur les falaises et les pics des montagnes glacées. Rentrons dans notre nid ma jolie dinde, que je m'attelle sans plus attendre à ma nouvelle tâche et répande par le monde ma découverte par tous moyens à ma convenance. A moi ondes, gazettes, livres et colloques ! 

Et c'était vrai. Victor commençait à voir la trace du sillon qu'il avait creusé jour après jour. Son œuvre apparaissait désormais dans sa dimension universelle en pleine lumière : la vie avait changé dans la ville.  

Les jeunes filles voilées se promenaient au grand jour de la tête aux pieds. Les paresseux se levaient de jour comme de nuit pour organiser la fête dès l'aurore. Les travailleurs en congé du Grand Capital défilaient la nuit en chantant des airs populaires à l'accordéon sous le balcon de la Juliette d'un moment, et faisaient la grasse matinée avec leur compagne. Les notables osaient se montrer sur la Promenade du Palais avec leur maîtresse, tandis que leur bourgeoise s'envoyait en l'air furtivement sous les porches ou sur les gazons municipaux. Dans les théâtres de verdure les artistes d'ici jouaient la comédie, les conteurs de là-bas berçaient les âmes et donnaient de réjouissantes leçons de morale aux grands comme aux petits. Les saltimbanques déambulaient de place en place projetant à la face du ciel étoilé le feu jailli de leur bouche. Sur leurs tréteaux de la Place du Marché, Arlequin et Pantalon chantaient sous leur masque, et faisaient des pirouettes acrobatiques. Et les spectateurs réjouis les entraînaient ensuite en cortèges, clamant des poèmes de taverne en cabaret. 

Un soir, au Jardin des Délices, une paire d'anciens avaient accroché leurs béquilles aux branches de l'Arbre de la Liberté. Trois bigotes passèrent là à mâtines sonnantes. Croyant au retour des guerres de religion elles y virent des huguenots pendus par les pieds gesticulant la danse de Saint Guy. Effrayées, courbées et rasant les murs, elles coururent vers leur refuge cathédrale pour en parler à confesse. Mais l'archiprêtre, encore assoupi par d'autres libations - de celles qui rendent l'esprit sain, consentit à les entendre non pas l'une après l'autre selon le rite, mais en leur prêtant à toutes sa généreuse oreille en même temps. Effarées par l'étendue du sacrilège, elles protestèrent d'une seule voix, arguant du secret de la confession. Le représentant de Dieu leur répondit par un silence réprobateur, et enchaîna un Pater Noster d'une voix de stentor qu'elles reprirent en choeur. Le calme revenu dans la maison de Dieu, il les écouta l'une après l'autre. A la première, il demanda de méditer sur cette phrase : "La peur a de grands yeux"...A la seconde il recommanda de réfléchir à cette maxime : "L'ennui est le malheur des gens heureux"...A la troisième il conseilla de se pencher sur ce proverbe créole : "Crois la moitié de ce que tu vois, et rien de ce que tu entends". Il les invita ensuite, en insistant chaleureusement sur l'importance qu'il attachait à sa requête, à partager toutes les trois les fruits de leurs élucubrations en les déposant avec toutes les précautions dues à leur fragile consistance dans un grand pot d'étain ; et à les mélanger avec la plus grande délicatesse. Puis, en guise d'absolution, il souleva sa soutane - là dans le Saint Lieu ! - ; exhiba son ventre rebondi, son nombril tortueux, sa toison préhistorique et ses culottes de flanelle. Enfin, non content de commettre un nouvel acte impie, il entreprit de les chasser du temple en les aspergeant d'eau encore fraîchement bénite de la veille avec son chasse-mouches ; et en vociférant un chapelet de sentences populaires sur le parvis tandis qu'elles s'égaillaient comme une volée de moineaux dans les ruelles. 

Son office terminé, l'homme d'église ferma le lourd battant du portail avant de disparaître dans la pénombre des ruelles des vieux quartiers. 

Et tout ce petit monde se racontait ses aventures dans les estaminets avec force rires, applaudissements, de tournées des grands ducs en Amazone de bière fraîche qui ruisselait jusqu'au jour naissant. La fête était omniprésente et les scènes d'allégresse se multipliaient dans les quartiers. Chacun avec son voisin, chacune avec sa voisine, chacun avec sa voisine, chacune avec son voisin, était-t-à-tu-t-et-à-t-toi. Au marché, au fourneau, au balai, au jardin, aux douches publiques, chez la blanchisseuse et le marchand de couleurs, chez le tailleur et le marchand de vins, et ainsi de suite. La ville était une vaste Maison de Tolérance. Les jours de pluie il arrivait qu'on oubliât la capote ou le parapluie mais jamais le lampion. La musique, ces musiques diablement ethniques comme disait la sous-préfète toujours en goguette avec sa clique de majorettes, exerçaient un charme étrange sur la jeunesse qui se réunissait au Grand Pavillon de la Foire toute la nuit durant. Tôt dans le matin, les bandes d'écoliers sur le chemin de la communale descendaient des quartiers hauts par les ruelles en escaliers, chantaient des canons et des marches en distribuant le contenu de leurs cartables aux passants. Dans le ciel, tout là-haut, une voie lactée de cerfs-volants, de familles et de genres aussi variés que les espèces animales qui montèrent dans l'Arche de Noé, frétillaient de la queue sous le soleil, et regardaient d'un œil rieur les thébeauvillois en liesse. Sur la Veine, les joutes nocturnes à la lueur des flambeaux et des feux d'artifice, animaient les longues soirées de l'été. Le jour, elles cédaient la place aux barques dérivant sous les peupliers pendant la divine sieste des rameurs en canotiers, saisis au fil de l'eau par des peintres plantés sur la rive derrière leur chevalet. 

Dans la Tour du Midi de la cathédrale, les cloches gagnant un repos mérité, furent remplacées. A chaque heure de la journée des joueurs de daiko frappaient un énorme tonneau dont l'écho rebondissait sur les toits de tuiles de Thébeauville. Le soir, de la nuit tombée jusqu'aux douze coups de minuit, les trompes d'Afrique Centrale prenaient la relève. 

A potron-minet, dès le onzième coup de tambour la ville se transformait en un inextricable capharnaüm et en un charivari de concerts. Les cochers faisaient claquer leur fouet en l'air en cadence et dans les carrefours les chauffeurs des fiacres et des autogaz répétaient les refrains d'une même voix. De vastes embouteillages se formaient aux croisements des grandes avenues : il y en avait toujours un pour ajouter un nouveau couplet que tous ses voisins voulaient entendre. Comment avancer dans ces conditions ? Et plus un cheval qui n'arrivait à mettre un sabot devant l'autre sans esquisser un pas de danse. Et quand il y en avait dix ou quinze et qu'ils écoutaient, qui un raga du matin, qui le virile chant des marins cap-horniers dans la tempête, qui le choeur yiddish dans la nuit et le brouillard, qui les voix diphoniques des steppes, qui le sensuel tango, qui une mélodie kabyle, les polyphonies des dockers, un orchestre tsigane, des chants soufis, une calypso, un gospel , un chant gagaku , plus aucun ne tirait plus ni à "hu !", ni à dia. Qu'à cela ne tienne on en était plus à une heure près et on travaillait deux fois plus vite en chantant. Dans les trains pour Necmerfriture, les voyageurs étaient bras-dessus-bras-dessous et le rythme sourd et régulier des roues sur les interstices des rails dilatés, accompagnait les mélopées soutenues par les sabar et les tama. Le chant ralentissait dans les gares, s'arrêtait à chaque station, et repartait doucement avec de nouveaux voyageurs qui prenaient le ton et la cadence en s'asseyant. Le chef d'orchestre c'était la locomotive, et la vapeur donnait le la.


Miguel de Cervantes - Nouvelles exemplaires, 1613.

Horace Walpole - Correspondance, 1857-1859.

daiko: tambour taillé dans un bois lourd, le zelkova. Le daiko provient d'une musique issue de la petite île de Sado au Japon.

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Qui Suis-Je ?

  • : Plumeacide, écritures publiques et arts énergétiques internes chinois
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Plumeacide poursuit doucement mais sûrement son voyage dans la blogosphère, et va vers sa deuxième millionième page visitée ! Mââgique !
 
  
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Pourquoi me bouge je ?

Le monde n'est pas
difficile à vivre à cause
de ceux qui font le mal,
mais à cause de ceux
qui regardent
et laissent faire

Albert Einstein

Le Film de l'immigration

  25839 71896

Un film de 40 minutes pour deux siècles d’immigration en France. 

 

Source :

Cité nationale de l'histoire de l'immigration